Combien vaut la vie d’un être humain? Bonne question.
Quelle est ma valeur?
Ne suis-je pas une femme et une sœur?
Mon histoire commence en 1762, lorsque je suis née esclave de Caleb Jones. C’est là
où mon asservissement a commencé : sur une plantation de tabac près des rives de la
baie de Chesapeake, dans le comté de Somerset, au Maryland.
« The Old Plantation », v. 1785 – 1795; artistes (attribution) John Rose; Abby Aldrich Rockefeller Folk Art Museum, NW0159 |
Son rêve était d’établir une vaste plantation comme celle qu’il avait laissée au
Maryland.
Un loyaliste. Ha! Il n’est pas un loyaliste. On dit qu’il s’est éclipsé la nuit, la queue entre
les jambes. Il avait trop de dettes… et les voisins ne l’aimaient pas. Et il avait trop
d’ennemis. Sans sa femme Elizabeth, il serait pauvre comme Job à l’heure actuelle…
Musée de la région de Fredericton. Artiste : Claire Vautour, 2020 |
Bon, revenons à mon histoire. Peu de temps après mon arrivée à cet endroit, moi et quelques autres, nous nous sommes enfuis. J’ai emmené mon fils Lidge avec moi, et nous avons COURU aussi vite que possible. Vers où courions-nous? Je n’en suis pas sûre. Nous avons juste couru.
Il a fallu six jours à Jones pour comprendre que nous étions partis; quatre jours plus
tard, nos noms paraissaient dans The Royal Gazette and New Brunswick Advertiser, à
la page 3, entre l’information nautique et les annonces immobilières :
EN FUITE – du souscripteur vivant à Nashwakshis [sic], dans le comté de York, entre les 15 e et 21 e jour de ce mois de juillet, les esclaves asservis suivants. ISAAC, environ 30 ans, né à Long Island près de New York, portait un manteau court bleu, un chapeau rond et un pantalon blanc. BEN, environ 35 ans, portait une veste en jersey du Devonshire doublée d’un tissu avec motif écossais, un pantalon en velours côtelé et un chapeau rond. FLORA, une jeune femme d’environ 27 ans, la peau marquée par la variole, portait une veste de coton blanche et un jupon. Aussi NANCY, environ 24 ans, qui a emmené avec elle son enfant d’environ quatre ans nommé LIDGE. Les quatre dernières personnes mentionnées sont nées au Maryland et ont été emmenées récemment dans ce pays. Par les présentes, il est interdit à quiconque d’offrir refuge à l’une ou l’autre de ces personnes, et il est interdit à tout type de navire de prendre à son bord l’une ou l’autre de ces personnes, car il devra en assumer les conséquences. Une récompense de deux guinées sera versée pour chacun des hommes et de six dollars pour chaque femme, par M. Thomas Jennings, s’ils sont capturés et lui sont livrés à la ville de Saint John, à York Point…
Annonce des esclaves qui
échappaient à Caleb Jones (1786),
« Royal Gazette and the New Brunswick Advertiser »,
25 juillet 1786; Collection de journaux microformes
des bibliothèques de l’UNBCALEB JONES, 24 juin 1786.
C’était la fin. Moi et Lidge, nous avons été ramenés à Jones, et nous sommes restés
ici depuis. Pendant treize autres longues années difficiles, nous avons travaillé pour
cet homme et sa femme…
Puis, j’ai eu une petite lueur d’espoir.
Transcription du tribunal du procès de Nancy, Fredericton (N.-B.), 1800, Ward Chipman, p. 81; Archives et collections spéciales de l’UNB, BC MS, Item 181 |
Vous voyez, Caleb Jones a beaucoup d’ennemis ici à Nashwaaksis. Il semble que deux avocats abolitionnistes, de l’autre côté de la rivière, à Fredericton, ont pris ma cause en charge. Ils s’appellent Ward Chipman et Samuel Denny Street. On me dit que ce sont de bons avocats. Ward Chipman, il est diplômé de Harvard : « Un bénévole pour le droit de la nature humaine » dit-il; Samuel Denny Street s’est proclamé abolitionniste : « Un véritable coq de combat… un qui ne tolère aucun affront de la part d’aucun homme ». Ils ont accepté mon affaire pro bono! (Puisque je n’ai pas un sou à mon nom.)
Ce qui s’est produit, donc, c’est que le 17 juillet 1799, j’ai été convoquée devant le
tribunal.
On a ordonné à Caleb Jones de m’emmener ici; et il n’était pas très content de ça lui
non plus, croyez-moi!
Musée de la région de Fredericton. Artiste : Claire Vautour, 2020 |
Au cours de mon procès, Ward Chipman a habilement souligné que le Nouveau-
Brunswick n’a jamais réellement légalisé l’esclavage dans cette colonie, et que les
lois de l’Angleterre ne reconnaissent pas les lois rebelles du Maryland. « Propriété »
ou non… La guerre avec les colonies américaines a mis fin à tout cela, ne croyez-
vous pas?
Le problème ici, c’est que trop de loyalistes ont amené avec eux leurs habitudes des
colonies du Sud. Ils parlent du « gouvernement le plus honnête sur la Terre », mais
laissez-moi vous dire qu’il y a des limites à leur honnêteté.
Alors maintenant, j’attends. Mon destin est entre les mains du tribunal. « Prête-moi
un peu ton oreille… libère cette noble mère ».
En fin de compte, aucun jugement n’a été rendu dans l’affaire de Nancy en raison de la
division du tribunal. Le juge en chef Ludlow et le juge Upham ont statué en faveur de
Caleb Jones, tandis que le juge Isaac Allen et le juge Saunders ont statué contre lui. En
l’absence d’une décision, Nancy a été rendue à son propriétaire, et sa cause a été
reléguée à un modeste compte rendu enfoui dans le même journal provincial qui avait
signalé sa fuite quatorze ans auparavant. Elle a ainsi disparu des archives écrites.
Bien que Nancy n’ait pas obtenu sa liberté, son procès a servi de catalyseur dans la
lutte contre l’esclavage dans la province. Son procès a également mené à la libération
d’autres esclaves, puisque l’un des juges qui ont statué en faveur de Nancy était Isaac
Allen. Comme Caleb Jones, le juge Allen dépendait lui aussi d’esclaves pour exploiter
son domaine de 2 000 acres en périphérie de Fredericton, à Springhill. À la suite du
procès de Nancy, le juge Allen a agi selon sa conscience et a accordé la liberté à ses
propres esclaves, dont l’un était George Leek.
Bien que l’esclavage soit devenu illégal au Nouveau-Brunswick le 1 er août 1834, il existe
encore des vestiges de l’injustice raciale au Canada.
Nancy n’a pas obtenu sa liberté ce jour-là, mais elle a mérité une place dans l’histoire
du Canada pour le courage et la confiance dont elle a fait preuve pour s’exprimer,
défendre ses droits et provoquer un changement.